Variations isologiques
1. Seule l’égalité économique totale est respectée. La moindre entorse à l‘égalité intégrale ouvre une brèche qui va s‘élargissant.
Nous savons, nous qui vivons au début du XXe siècle que seules les communautés expérimentales utopistes ou les sociétés archaïques à un moment limité de leur Histoire peuvent respecter cette intégralité. Elles sont une matière à réflexion passionnante, mais demeurent fragmentaires, non universalisables et le plus souvent sectaires. Elles ne sauraient servir de modèle. Les sociétés communistes assuraient le maintien de l‘ordre social par la répression. Mais ce n‘était pas pour maintenir l‘égalité entre les membres de la société, mais pour figer à jamais l‘inégalité apparue peu après la prise du pouvoir.
Dès qu‘une brèche s‘ouvre dans l‘égalité totale, elle s‘élargit. Une force Dès que l‘égalité n‘est plus intégrale, elle disparait. Seule l‘égalité centrifuge disperse le sentiment égalitaire. La seule chose à faire est de reprendre la lutte pour plus d‘égalité.
Le mouvement centrifuge, comme dans la centrifugeuse, peut être contenu. Le lait s‘y transforme en crème, puis en beurre. Ainsi se constituent les classes dirigeantes.
Nous voulons l‘égalité totale
Nous prenons acte de son impossibilité.
Nous renonçons à faire semblant d‘y croire, ou de la repousser à des jours meilleurs.
Mais il y a quelque chose à faire.
2. Le temps égalise, l‘espace divise.
Le temps efface, balaie, recycle, érode, érase et parfois retombe sur ses pieds. L‘espace morcelle, barricade, met des grilles et surmonte les murs d‘enceinte de barbelés ou de tessons de bouteille.
3. Le plus grand ennemi de l‘égalité est l’instrumentalisation de l’égalité elle-même.
Il est question ici d‘égalité restreinte. Je peux vivre la fraternité, et éprouver un sentiment d‘égalité sans jamais avoir l‘impression d‘appartenir à une société de semblables. Je peux être nationaliste, xénophobe, raciste, antisémite, haineux, et me sentir à l‘unisson de ceux de mon clan, qu‘il s‘agisse d‘une nation, d‘une région, d‘un club de foot, d‘un parti qui répand la haine de l‘autre. Une famille suffit dans une société archaïque.
Favoritisme, passe-droits, népotisme : entre ma famille et la société, je choisis les autres.
Sens du vivre ensemble : Entre mes amis et voisins et la collectivité, je choisis l‘intérêt de tous.
Gestion des ressources : Entre mon pays et les autres, je choisis l‘Humanité.
4. Il n‘y a pas de lien direct entre le degré d‘inégalité et sa tolérance.
L‘acceptation de l‘inégalité peut être représentée par l‘équation En=I, E étant l‘égalité, I l‘inégalité, et n le coefficient qui mesure l‘acceptation de l‘inégalité. Cette acceptation, variable et fluctuante, dépend essentiellement de 5 facteurs :
– L‘air du temps, le climat idéologique et politique qui formate les esprits dans le monde entier ont un moment donné l‘idée que l‘économie de marché était la réponse ultime aux défis de notre planète. Cela a induit une acceptation inédite de l‘inégalité. C‘est ce qui a permis l‘anesthésie des classes moyennes américaines dont le niveau de vie a totalement stagné depuis plus de 30 ans.
– Une expérience historique douloureuse qui enlève tout goût de revenez-y. Ainsi peut-on comprendre, même si on le déplore, que les Russes appauvris ne se révoltent pas contre leurs oligarques.
– Une forte croissance, qui donne l‘impression que tous sont gagnants. Ainsi les Chinois acceptent dans leur pays des inégalités vertigineuses.
– Une réduction spectaculaire des inégalités non liées aux revenus, ont pour effet d‘augmenter la tolérance aux inégalités salariales et patrimoniales. L‘égalité hommes-femmes, toutes les avancées dont ont bénéficié les émigrés, les homosexuels ou les handicapés, l‘atténuation des différences liées à l‘habillement, à l‘accent, à la nourriture, font que la disparité des revenus est moins ressentie ou semble non prioritaire.
– Les riches sont devenus mobiles, leurs capitaux aussi, et l‘étendue de leur richesse n‘est plus spatialement palpable.
*
Quatre soldats, à la cantine, partagent à parts égales une tranche de jambon. Mais ils trouvent normal que les officiers, au mess d‘à côté, mangent des ortolans.
5. La fidélité aux textes sacrés, aux lieux de mémoire, aux vestiges patrimoniaux du passé perdure. Mais l‘attachement aux formes d‘organisation sociale solidaires, même conquises de haute lutte, est volatil. Un effet de mode, l‘illusion du progrès technique, ou des prix simplement plus bas suffisent à les délaisser.
Ma grand-mère paternelle faisait ses courses dans les Vosges à la coop, dont elle était actionnaire. Ce commerce avait remplacé la boutique du patron dans les cités textiles. Elle collait sur un cahier les timbres correspondant au montant de ses achats, pour recevoir une ristourne en fin d‘année. La coop a fermé quand les grandes surfaces se sont répandues. J‘ai revécu la même chose en Islande. La coop, là aussi, avait été une victoire des travailleurs du poisson. La chaine de magasin Bonus a pratiqué dans tout le pays des prix plus bas. Les habitants des fjords de l‘Ouest ont délaissé leur coop locale pour aller faire leurs courses chez Bonus à Isafjordur, à plus de 70km de chez eux pour certains.
*
La faillite de toutes les banques entraina en Islande en 2008-2009 l‘effondrement de l‘économie. Le réveil fut douloureux. La foule retrouva ses réflexes égalitaires et manifesta jour après jour. Les entrepreneurs faillis se cachaient à l‘étranger ou derrière les vitres fumées de leurs super-jeeps. La gauche accéda au pouvoir. Mais la nostalgie des années fastes commença à apparaitre dès 2011. Si la volonté de punir les coupables et le désir d‘une société plus juste devait avoir pour contrepartie une société où il y a du chômage, de la précarité, des fins de mois difficiles et des dettes impossibles à rembourser, pourquoi ne pas faire un petit tour du côté du passé ? Une corruption prospère ne valait-elle pas mieux qu‘une vie de chien honnête ?
6. Toute égalité conquise devient normalité, et n’est plus source de plaisir ainsi que son désir, lors de sa conquête, l’avait laissé entendre.
Ah , que la République était belle sous l’Empire ! Le suffrage universel, la santé pour tous, l’éducation gratuite ont donné ceux qui les ont obtenus de haute lutte un enthousiasme et des espoirs fous, des anticipations insensées que nous admirons sans remplir notre cœur de joie.
7. L’inclusion peut s’avérer discriminante par défaut.
Soit le groupe dominant A et deux minorités dominées ou assujetties B et C. Si B est intégré à A, l’égalité progresse entre A et B, mais régresse entre B et C.
La situation est plus complexe lorsque B acquière un statut qui le protège et le valorise tout en pérennisant son infériorité. Les Hispanophones ont accès dans leur langue aux services publics, comme les Polonais en Islande (ils sont de très loin la plus forte minorité étrangère). L’égalitariste ne s’en réjouira qu’à la condition d’oublier que les autres minorités (C) n’ont pas accès aux mêmes services.
Plus complexe encore : malades, déprimés, fatigués de se battre, des hommes et des femmes (B), dans nos sociétés riches, se voient accorder préretraites, invalidité et congés de longue durée, pour les aider à faire le pont entre la vie active et la retraite. Être malade (quand on ne l’est pas vraiment) est un privilège socialement acceptable, mais qui lèse de par son coût social à la fois les bien-portants (A) et les invalides (C).
Partagé entre sympathie pour un tel et vision d’ensemble, entre solution universelle et bricolage temporaire, coincé entre le marteau et l’enclume, l’égalitariste renonce parfois à prendre position et se laisse flotter à la merci des courants créés par ceux qui ont réponse à tout.
8. Une inégalité partielle conquise fait oublier l’inégalité fondamentale.
La gauche, a-t-on lu ici et là, a délaissé le thème de la redistribution au profit de l’émancipation des minorités. On peut aussi, comme pour ces maximes de La Rochefoucaud qui marchent dans les deux sens, penser que la formidable mise à égalité des sexes et l’émancipation des minorités ont fait oublier la nécessité de la redistribution.
9. L’effet de translation.
Une société ne pense qu’une chose à la fois. La hiérarchisation des points de discorde peut connaître des retournements brutaux et spectaculaires. La guerre menée par l’Etat russe contre l’Ukraine a fait sauter en un jour de multiples verrous. Adieu pacifisme… Adieu opposition au nucléaire… Adieu urgence climatique… Adieu critique d’une agriculture productiviste…
J’ai vécu trois ans dans un foyer de jeunes travailleurs ALJT. Financé par le 1% patronal, il abritait essentiellement de jeunes ouvriers venus de la campagne qui, dans le foyer où je résidais à Saint-Denis, travaillaient pour la plupart dans l’industrie automobile. Tous avaient moins de 25 ans. Le petit-déjeuner et le dîner étaient compris dans la pension. Tous les jours des femmes (toutes bien « francaises », venues de Saint-Denis ou de Stains) venaient ranger les chambres et faisaient les lits. Dix ans après l’indépendance de l’Algérie, de bonnes francaises nettoyaient es chambres des jeunes maghrébins. Une situation étonnante quand j’y pense rétrospectivement. Nous étions des hommes, donc incapables de nous nourrir et de faire nos chambres, loin de nos mères qui l’avaient fait pour nous. Nombreux étaient ceux qui avaient le sentiment d’être exploités, mais aucun, et je m’inclus, ne trouvait à redire que des femmes nettoient nos saletés.Ainsi fonctionne un groupe humain, sans profondeur de champ, incapable de mesurer la complexité d’une situation. Et lorsqu’un individu la mesure, écrasé par son poids, il se soumet à ce qu’il ressent comme une fatalité.